L’islam n’est pas synonyme d’inertie et l’étude du mouvement réformiste du XIXe siècle est utile pour appréhender les débats qui animent le monde musulman, affirme Mohamed Haddad, professeur d’islamologie et de religions comparées à l’université de Carthage (Tunisie) dans Le Réformisme musulman, une histoire critique*.
En 1995, sous la direction de l’islamologue Mohammed Arkoun, vous avez soutenu une thèse sur Muhammad Abduh, l’une des figures de proue du réformisme musulman dont vous retracez le parcours dans cet ouvrage. Quelles étaient les idées de cet homme qui fut grand mufti d’Égypte de 1889 jusqu’à sa mort en 1905 ?
En s’inscrivant dans un courant réformiste qui avait commencé avant lui, Muhammad Abduh a voulu sincèrement trouver des positions médianes entre la modernité et l’islam. À plusieurs reprises, il a affirmé que l’islam avait besoin d’un Martin Luther. Au XIXe siècle, Jamal al- Din al-Afghani, autre maître à penser influent d’origine perse, a tenu des propos aussi forts, aussi novateurs. À cette époque, était tout à fait acceptable l’idée qu’il fallait réformer la pensée musulmane en élaborant notamment des concepts modernes, comme le caractère civil de l’État.
Cette alternative entre la mise en place d’une laïcité stricte et une institution théocratique, proposée par Muhammad Abduh il y a plus d’un siècle, semble d’ailleurs toujours d’actualité. Cette question a ressurgi en Tunisie à partir de 2011. Lors de l’élaboration de la nouvelle Constitution, s’affrontaient les partisans de la sharia et les laïcistes. En guise de compromis, le deuxième article de la Constitution reconnaît le caractère civil de l’État.
Loin de se cantonner au domaine politique, Muhammad Abduh a également réinterprété des versets coraniques à la lumière de la théorie de l’évolution de Darwin et a promulgué, en sa qualité de mufti d’Égypte, la célèbre fatwa dite « du Transvaal ». Ce texte permet aux musulmans de consommer la viande abattue par des gens du Livre (juifs et chrétiens) et même de porter des habits occidentaux. Or, cette volonté d’ouverture, bien que tâtonnante, a disparu à partir des années 1930.
Qu’est-il alors advenu de cette position médiane ?
Plusieurs années après la mort du mufti d’Égypte, l’un de ses disciples, Muhammad Rachid Rida (1865-1935), réussit l’entreprise la plus pernicieuse de l’islam moderne. Sympathisant du wahhabisme, il s’impose comme légataire du courant réformiste et réécrit l’histoire de Muhammad Abduh sous l’influence de ce mouvement fondamentaliste. En 1930, Muhammad Rachid Rida publie une imposante biographie de Muhammad Abduh, en trois tomes, de plus de 2000 pages, dans laquelle il se flatte dès l’introduction d’avoir été chargé par l’ancien mufti d’Égypte de diffuser sa pensée et sa sagesse. Depuis, ceux qui étudient l’histoire du mouvement réformiste s’appuient sur cet ouvrage et le citent comme une source scientifique. Cette réécriture coïncide avec l’émergence, dans les années 1930, de deux courants fondamentalistes, les Frères musulmans et le wahhabisme, qui cherchent à s’inscrire dans une filiation historique ancienne. Pour légitimer leur existence et leurs actions, ils se déclarent autant les descendants du prophète Mahomet que des réformateurs du XIX e. Cette vision jouit d’une littérature abondante et je l’ai déconstruite parce que, scientifiquement parlant, elle n’a rien d’authentique.
La réforme qu’avaient initiée Muhammad Abduh et ses contemporains a-t-elle connu une suite ?
Non. Il s’agit d’une réforme avortée. Elle est restée dans un état embryonnaire, celui de tentative individuelle. Cet élan s’est ralenti au début du XXe siècle et n’a été poursuivi que par de rares écrivains et universitaires. Les raisons de cet échec sont multiples, complexes. Ce mouvement avait commencé au XIXe, avant la colonisation. Une fois que les États du Proche et du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord sont passés sous contrôle de l’Angleterre, de la France ou encore de l’Italie, les idées de la réforme ont perdu une partie de leur crédibilité. L’Occident, que l’on prenait comme référence, est devenu l’ennemi. Après les vagues de décolonisation, la période n’était pas plus propice. Dans les années 1960 se répand une idéologie qui considère que le progrès est avant tout technique. Ainsi, la question religieuse passe au second plan. Une mise à l’écart qui facilitera, par la suite, l’émergence de l’islam politique. Cette période est, de plus, marquée par la montée en puissance des États arabes du Golfe grâce à l’économie pétrolière. Face à l’Arabie saoudite ou le Qatar, des institutions aussi prestigieuses que l’université al-Azhar (Le Caire, Égypte) perdront de leur aura, faute de moyens.
En quoi une histoire critique du réformisme musulman est-elle nécessaire pour comprendre les débats qui animent le monde musulman ?
Les tentatives du XIXe siècle démontrent que l’on se trompe lorsqu’on déclare que l’islam n’est pas réformable. Une alternative est crédible, faisable, puisque Muhammad Abduh a posé des jalons dans ce sens. En théorie, toutes les religions peuvent être réformées si l’on définit ce mouvement comme une tentative de réadaptation valorisante de la représentation du sacré aux exigences de situations nouvelles. Avoir conscience de cette possibilité permet d’affirmer que des changements sont possibles dans le monde musulman dominé aujourd’hui par l’islam politique et le wahhabisme.
Il est urgent d’amorcer un vaste chantier pour sortir de cette situation. De réinterpréter cette tradition religieuse pour qu’elle soit plus en adéquation avec les normes modernes de la société : l’économie de marché, les sciences humaines, les libertés individuelles, l’égalité hommes-femmes. Devront participer à cette entreprise des musulmans, mais aussi des non-musulmans. Le dialogue entre les religions sera nécessaire pour enrichir chacun et moderniser l’islam qui demeure, sous certains aspects, une spiritualité médiévale.
De nos jours, des musulmans cherchent-ils, comme Muhammad Abduh, à trouver des positions médianes entre la modernité et l’islam ?
Des écrivains et des universitaires tentent de faire bouger les lignes, comme Mahmoud Mohamed Taha, un Soudanais exécuté en 1985 par un dictateur converti à l’islamisme et proche des Frères musulmans. Homme politique, mais aussi théologien musulman libéral, il a élaboré une pensée religieuse qui mérite notre attention : en règle générale, les musulmans s’accordent pour déclarer que le Coran se divise en deux périodes, celle de La Mecque et de Médine. En se plongeant dans le texte, on remarque que le Coran de La Mecque énonce des principes généraux, au contraire de celui de Médine qui établit des législations détaillées. De par cette différence, pour Mahmoud Mohamed Taha, l’essence de l’islam repose sur le Coran de La Mecque et non de Médine, puisque la société a changé et que ces législations constituent des réponses à des situations historiques spécifiques. Or, en majorité, les musulmans considèrent que les versets de Médine priment sur ceux de La Mecque. De nos jours, peut-être faudrait-il inverser cette primauté ?
À la fin de votre ouvrage, vous proposez de « re-spiritualiser l’islam pour le dé-wahhabiser » afin que cette religion ne se transforme pas en une idéologie de type politique. Qu’est-ce que cela signifie ?
Une religion a toujours deux fonctions, une identitaire et une autre spirituelle. Or, de nos jours, l’islam fonctionne uniquement sur son versant identitaire. La spiritualité a disparu. Lorsque aujourd’hui, on cherche à citer un maître spirituel, on évoque le nom de personnalités musulmanes mortes depuis des siècles comme le mystique soufi Al-Ghazali ( 1058-1111) ou le grand penseur Ibn Arabi (1165-1240).
Depuis que les Frères musulmans et les wahhabites ont réussi à imposer leur idéologie dans le monde sunnite, l’islam n’est que politique. Pourtant, des solutions concrètes existent pour «re-spiritualiser l’islam» et ainsi le «dé-wahhabiser». À cette fin, l’Occident et notamment l’Europe ont un rôle à jouer, puisque cet espace accueille plusieurs millions de musulmans en son sein. À la fin des années 1980, Mohammed Arkoun avait proposé de fonder une faculté de théologie musulmane à Strasbourg où se trouvent déjà des établissements de théologie catholique et protestante. J’avais travaillé avec lui sur cette proposition, mais nous n’avons jamais réussi à convaincre les décideurs de l’intérêt du projet. Quelle déception aujourd’hui ! Si cette faculté avait vu le jour, nous aurions de grands chercheurs en islamologie et on aurait pu même profiter de cette organisation pour former des imams. Le devenir de l’Europe et de l’islam est lié. En attendant que les lignes bougent, des organisations souterraines envahissent l’espace musulman.
(*) Le réformisme musulman, une histoire critique (Mimesis, 2016).