L’écosophie, nouveau paradigme écologique. Introduction La crise écologique est, sans doute, une question de vie et de mort, mais surtout de Vie. Le modèle de société, le “Système” comme beaucoup l’appellent, dans lequel nous vivons, est porteur de discrimination, de douleur, d’angoisse, d’incertitude, de pauvreté, pour une grande partie des habitants du monde ; en un mot, de mort. Il véhicule ou suppose une certaine conception de la vie qui mène, à vrai dire, plutôt vers la mort, vers la disparition de la vie sur terre, notamment de la vie humaine. Mono-rationnelle, mono-culturelle et auto-suffisante, cette vision du monde ne fait qu’aggraver la situation. Cependant, la Vie se fraie un chemin, peu à peu, dans les ténèbres. Un nouveau paradigme voit le jour et veut s’imposer. Ce nouveau paradigme plonge ses racines dans un fervent désir de vivre en plénitude, les uns aux côtés des autres. C’est un souci de communion qui envahit les esprits. Ce nouveau paradigme questionne les racines individualistes, d’une société technocratique, qui font sombrer l’être humain dans le désespoir. La crise écologique touche avant tout le pauvre. C’est la vie des plus faibles qui est en danger. Les sociétés contemporaines menacent la Vie sur notre Terre. Le vieux paradigme – encore présent – tendait (tend !) à séparer, à distinguer ou à faire disparaître certains aspects de la réalité. Le dualisme marquait (marque !) le rythme, accompagné d’un temps linéaire et d’un espace froid et sans mystère. La divinité, avions-nous dit, n’avait (n’a !) plus de place. Elle était (est !), simplement, inutile. La mentalité scientifique et technologique – régie par le logos – s’est emparée de tous les recoins de l’univers, humain et non-humain. Même les discours écologiques font appel au logos pour trouver une solution à la crise. Des solutions, toujours technologiques, ont été proposées, il semble que cela ne soit plus suffisant. Il faut faire un pas de plus dans la direction d’une sophia, d’une sagesse. Nous ne sommes plus dans le temps de la division, mais dans le kairòs de l’unification. Il faut ramasser les débris pour que la réalité soit, de nouveau, une seule. Dans cet essai nous allons étudier deux approches de l’écosophie, celle d’A. Næss (1912-2009), philosophe norvégien et celle de R. Panikkar (1918-2010), scientifique, philosophe et théologien espagnol. En effet, les deux intuitions semblent pourvoir être rapprochées, elles cheminent, apparemment, toutes deux dans la même direction. Il importe peu de savoir qui a été le premier à faire une telle proposition, tous deux, croyons-nous, font partie de ce courant que l’on nomme aujourd’hui “Ecosophie”. Ils osent proposer une nouvelle approche pour chacune des deux disciplines, préoccupées par le problème environnemental. L’intuition cosmothéandrique et toute la démarche de R. Panikkar rejoignent et dépassent la proposition de la “Deep Ecology”, telle qu’elle a été avancée par A. Næss. Rejoint, car elle utilise une série de termes et de notions similaires à celles de ce mouvement ; dépasse, car elle fait un pas de plus. L’intérêt de ce travail de rapprochement est de dire, d’une part, que la proposition de R. Panikkar n’est pas isolée, elle s’inscrit dans un mouvement beaucoup plus ample dont fait partie, sans aucun doute, son initiateur A. Næss ; et, d’autre part, de souligner ses nouveautés et points forts. Cela nous permettra, du même coup, d’entrer en contact avec la pensée de notre auteur et de mieux saisir son travail théologique, vis-à-vis d’une construction plutôt philosophique. Quatre grands thèmes pourraient résumer les ressemblances des deux pensées. D’abord, les présupposés qui définissent l’écosophie ; puis, la critique faite à l’égard de la rationalité occidentale et la technologie ; ensuite, la thèse principale concernant l’unité et la diversité de la réalité ; et enfin, nous aborderons la question de l’engagement politique dans l’écosophie. Ces “ressemblances” montreront, bien entendu, les singularités de chaque auteur, ainsi que les originalités de chacun d’entre eux. Avant cela, essayons de comprendre comment chacun comprend le terme “écosophie”. 1. La compréhension d’un terme Commençons, donc, par la définition du terme lui-même. A. Næss le comprend comme une pratique ou une sagesse pratique : “En écosophie, à la différence de la philosophie académique, ce ne sont pas les généralités auxquelles on peut s’élever qui comptent, mais les décisions et les actions” , il est question donc de prendre des décisions et d’agir. En effet, lorsque la philosophie essaie de résoudre des problèmes qui concernent la nature et nous-mêmes, elle devient une écosophie. L’”écophilosophie” conduit donc vers l’écosophie. Le discours philosophique doit devenir, ainsi, une pratique individuelle, en vue du bien commun. Il doit se transformer en “écosophie personnelle” . Il ne s’agit pas, non plus, d’une recherche rationnelle ou scientifique abstraite. “C’est sur la base d’une écophilosophie qu’il est loisible, en un second temps, de développer une écosophie personnelle en vue d’aborder les situations pratiques dans lesquelles nous sommes impliquées”, dit-il. Chez Panikkar, le terme d’écosophie renvoie à une sagesse dans la gestion de l’habitat humain qu’il appelle également sagesse de la terre. C’est donc aussi une action plutôt qu’une réflexion, c’est une Sophia et non pas un Logos, bien que l’un ne puisse pas se faire sans l’autre. “Ce n’est pas un cercle vicieux, mais un cercle vital. Toute théorie surgit d’une praxis et toute praxis dérive de la théorie” , dit Panikkar. 2. Les présupposés Nous avons donc, d’une part, une sagesse qui aide à prendre des décisions pratiques concernant la nature et nous-mêmes et, d’autre part, une sagesse dans la gestion de l’habitat qui renvoie à la Vie dans son ensemble. Les propositions des deux auteurs contiennent un certain nombre d’idées sous-jacentes qu’il faut connaître pour mieux saisir leurs enjeux. a. L’intuition Cette sagesse n’est pas une connaissance académique ou une accumulation de savoirs logiques, c’est une “intuition”. En effet, il ne s’agit pas d’une pensée logique, dans le sens mathématique, mais d’une autre manifestation du réel, car le réel ne se réduit pas à ce qui est sensible. L’écosophie affirme que la réalité ne peut pas être réduite à une réflexion scientifique. Un grand nombre d’aspects de cette réalité ne peuvent pas être mesurés, encadrés ou limités à un chiffre. L’intuition est ainsi établie par Næss comme le centre de l’écosophie : ” […], conformément à l’intuition qui est au centre de l’écosophie, il importe de ne pas perdre de vue qu’il y a quelque chose que nous appelons la réalité et qui est l’unité de tout ce qui vit. L’idée de totalité ne peut être négligée. Les études fragmentaires ne sont satisfaisantes que parce que les questions posées sont partielles et qu’elles doivent l’être dans la mesure où il est impossible de tout étudier simultanément”. Cette “intuition” dit que la réalité ne s’épuise pas dans les descriptions de la “physique mathématique et mécaniste” , faire cela implique vider la nature des qualités que nous expérimentons spontanément ; signifie, en outre, qu’elle ne serait qu’un stock de ressources pour l’homme. De son propre aveu, à l’origine de ses propositions se trouvent d’abord des intuitions, qui proviennent de sa fréquentation de la nature : “Dès mon plus jeune âge et jusqu’à la puberté, j’ai passé des heures entières, des journées et des semaines, les pieds dans les rivières peu profondes, à étudier et à m’émerveiller de la diversité et de la richesse prodigieuse de la vie marine. Le grouillement magnifique de ces formes minuscules dont personne ne se soucie et que personne ne voit indiquait la présence d’un monde apparemment infini, mais qui était néanmoins mon monde. Tandis que le monde des hommes me laissait bien souvent indifférent, je m’identifiais volontiers à la nature. ” Ce sont donc des expériences bien réelles et concrètes qui nourrissent une réflexion ; ces expériences donnent, également, les moyens pour exprimer et développer les intuitions “abstraites” et, souvent, indescriptibles. Dans la pensée de Panikkar, l’intuition occupe également une place fondamentale ; elle renvoie, en même temps, à d’autres notions, également essentielles. L’intuition évoque, d’abord, une sagesse et la sagesse, à son tour, une expérience qui se fait à l’intérieur de la personne. Panikkar affirme qu’il est deux genres d’expériences, en lien, certes, l’une avec l’autre, mais différentes. Il y aurait, en premier lieu, les expériences de tout genre que font les personnes, parfois insaisissables, c’est-à-dire le contact avec les choses et le monde, qui permettent d’appréhender la réalité sous sa forme physique et intellectuelle. Ces expériences sont définies à l’aide d’une formule, à savoir, E = e + m + i + r. Panikkar l’explique de la manière suivante : “L’Expérience (E) est un ensemble d’expériences (e), de la mémoire que l’on conserve de ces expériences (m), de notre interprétation (i) et de la réception (r) dans le contexte culturel de notre temps et lieu”. Les données sur ‘m’, ‘i’ et ‘r’ sont d’habitude assez nombreuses, en revanche, il n’est pas facile de dire quoi que ce soit sur ‘E’ si l’on ne connaît pas ‘e’. L’Expérience (E) est elle-même une somme de petites expériences. Celles-ci restent dans la mémoire et sont, ultérieurement, interprétées en fonction des contextes, temporel et spatial. En deuxième lieu se trouvent les expériences que notre auteur appelle “ultimes” et qui dévoilent une réalité également ultime, c’est-à-dire une réalité que l’on ne peut pas déduire de quoi que ce soit, ou réduire à quoi que ce soit. Les expériences ultimes ne peuvent pas être comparées, car il n’existe pas de point de repère méta-ultime, neutre ou impartial. Elles ne sont donc pas “mathématisables”. Ces expériences se font à l’intérieur de la personne et elles ont un caractère mystique. Aussi bien Panikkar que Næss affirment que la raison fut érigée comme reine dans la modernité et ce fut la plus grande disgrâce qui ait entraîné les occidentaux vers la crise écologique. Descartes , héritier sans doute d’une mentalité, semble avoir été un vecteur important, pour qui la vérité est dans la non-contradiction. Il n’acceptait comme vrai que ce qu’il pouvait voir d’une manière claire et distincte. Malheureusement, ce qui n’était qu’un principe épistémologique, est transformé en une conclusion ontologique : la vérité n’est que ce qui apparaît à nos yeux comme clair et distinct. “A partir de ce moment-là, la vérité reste prisonnière de la raison humaine” , dit Panikkar. Cependant, Descartes n’est que le début de la chaîne car, en effet, c’est Kant qui a changé le rôle passif de la raison en une fonction plus dynamique. La vérité n’est pas seulement ce que nous pouvons voir avec clarté, mais ce dont nous sommes absolument sûrs, car nous contrôlons le fonctionnement de l’intellect. Pour lui, il ne faut pas transgresser les exigences des données empiriques. Pour Hegel la raison devient Esprit et l’Esprit, la Réalité Suprême, c’est-à-dire Dieu. “La conscience est un moment essentiel de la vérité” , dit Hegel. C’est le royaume de l’idéalisme, dans lequel la dignité de l’homme se trouve dans la participation de ce mouvement de l’Esprit. La praxis, dans ce schéma, dit Panikkar, est mal représentée, voire même absente. La réaction vient avec Marx et Engels, les fidéismes, les volontarismes et les romanticismes, assure notre auteur. Ce qui va finalement arriver, c’est l’éloignement progressif de l’homme de la nature, du cosmos, dû à cette ascension de la raison. L’homme devient le seigneur de l’univers. Il est la figure centrale, autour de laquelle toutes les choses tournent. Panikkar affirme avec radicalité que le monde actuel ne pourra pas être “sauvé” qu’avec les discours rationnels : il faut aussi le cœur. Il est peu probable, cependant, que Panikkar invite au rejet radical de la raison, il serait plutôt question d’une prise en compte de l’action de l’Esprit. Encore une fois, le logos et la sophia doivent aller ensemble. Cette démarche implique un changement de la vision du monde qui se fera, dit l’auteur , dans la mesure où la foi change les repères habituels. Pour le chrétien, par exemple, la manifestation du Christ peut transformer une vision purement rationnelle de la réalité. Voilà une notion propre à l’intuition de Panikkar, absent de la pensée du philosophe norvégien. Il s’agit, alors, d’une invitation à cultiver un aspect qui, d’après lui, a été négligé longtemps par les Occidentaux. Il ne faudrait donc pas rester dans “l’algèbre conceptuelle d’Occident” , comme s’il s’agissait d’un paradigme neutre et universel. Nos habitudes langagières nous font comprendre les mots d’une certaine manière oubliant, ou laissant de côté, d’autres possibilités. L’expérience dont parle notre auteur est décrite comme une expérience mystique. Ce mot, nous le savons, possède une charge sémantique importante en Occident, généralement associée à des “phénomènes bizarres, paranormaux ou parapsychologiques”. Panikkar rejette ce qu’il appelle l’habitude Occidentale de grouper, d’organiser dans des champs spécialisés, car cela a eu pour effet de classer la mystique dans différents domaines. En effet, on l’a classée aussi bien comme un phénomène irrationnel, que comme une expérience glorieuse réservée à un petit nombre. Panikkar veut dire, par-là, que lorsque l’on essaie de trouver le spécifique de quelque chose en l’assimilant à l’essence, on brise la connexion intrinsèque avec la réalité totale. La mystique veut être expérience de toute la réalité, ce qui renvoie à l’intuition cosmothéandrique dans laquelle tout est connecté (Dieu, Cosmos et Homme), dans un système de relations trinitaires. Ceci est sans doute un tournant décisif. Dans l’introduction du livre Mystique, plénitude de vie, Panikkar définit la mystique comme une “expérience intégrale de la Vie”. C’est l’expérience elle-même et non pas une interprétation de l’expérience. La société d’aujourd’hui, affirme le théologien espagnol, n’invite pas à réaliser des expériences complètes, les gens vivent distraits, à un niveau superficiel. Dans ce sens, la mystique est une conscience profonde d’être vivant. Panikkar semble renvoyer à la pensée de Heidegger. D’après ce dernier, notre existence quotidienne se caractérise par des conduites inauthentiques qu’il nomme “la trivialité” et qui occultent l’être, tout en le précipitant dans une vacuité ontologique ou l’ “enfermement ontique”. En effet, comme il a dit dans la conférence Le Dépassement de la métaphysique , l’histoire de la philosophie est un oubli de l’être. Pour se libérer de cet enfermement ontique, l’être humain doit écouter la voix de l’Etre dans les mythes. Nous retrouvons, chez Panikkar, ces idées autrement formulées, appliquées, notamment, à la vie de tous les jours et de tous les hommes. En effet, lorsque Panikkar décrit la situation de notre société actuelle, il dit que sa principale caractéristique est le désenchantement. La science et la technique pensaient offrir le salut, mais rien de cela n’est arrivé. Le futur n’est plus sûr, il ne reste plus que le présent. En outre, la société a généré une compétition entre les individus qui ne cherchent alors qu’à gagner en éliminant tout obstacle, proches y compris, mettant de côté l’amour et le respect. Comme Heidegger, Panikkar affirme l’inauthenticité et le vide des actes humains. Il faut tourner le regard vers ce qui est vraiment important : l’amour. La raison a failli, il faut se laisser guider par l’esprit, par l’intuition. Ce n’est plus à travers les seuls discours logiques que l’on va retrouver le salut. La mystique est ainsi étroitement liée au quotidien, au saeculum, à la vie de tous les jours. Un mystique n’est pas une personne qui fait des expériences spirituelles extatiques, mais celui ou celle qui vit et expérimente le temps. Ainsi comprise, la mystique reste essentiellement humaine ; l’homme est un mystique, car il “[…] est plus un esprit incarné, un animal spirituel, qu’un vivant rationnel”. La mystique possède, en conséquence, une dimension anthropologique, elle a rapport à la vie, elle n’est pas étrangère à l’homme. Le lieu de la mystique est alors la vie elle-même, c’est-à-dire ce qui se passe dans l’ordinaire de tous les jours. L’expérience mystique n’a donc rien à voir avec des phénomènes étrangers à la vie humaine, elle a rapport aux questions ultimes, certes, mais ceci renvoie, encore une fois, à la Vie, avec un grand “V”. La mystique, dit Panikkar , ne siège pas sur la stratosphère, mais sur la terre des hommes. Par ailleurs, ce qui est le plus cher à l’être humain, c’est son expérience et elle ne peut être emprisonnée ni dans le transcendant ni dans l’immanent. Næss pourrait y adhérer sans problème, certes, même s’il n’aborde pas cette question directement. La mystique libérerait de ces deux conditionnements, en aidant à reconnaître que les paroles ne révèlent pas tout à fait ce qu’elles disent. Il y a quelque chose de plus derrière les mots. Au commencement était la parole, disent plusieurs textes sacrés (Jn 1, 1, par exemple), mais la parole n’est pas le commencement. La mystique, et donc les mystiques, aspire à ce “commencement” qui est identifié, par notre auteur, avec le Silence. Avant la parole était le Silence. Ainsi, il n’y a pas de chemin pour arriver au mystère, il n’y a pas, non plus, de clé pour déchiffrer ou dévoiler la vérité au-delà de sa propre expérience. Le silence a donc une place privilégiée dans la mystique, c’est, dit Panikkar, “le dernier voile de la réalité [qui] ne peut pas être enlevé”. Il n’existe pas d’objectivité, la réalité n’est ni purement objective, ni purement subjective. Cette objectivité fait aussi partie de la critique d’A. Næss : “Les philosophes et les scientifiques ont tenté de fournir des descriptions compréhensibles des choses en soi, des descriptions absolument indépendantes de ce que les sens en saisissent. […]. Nous avons accès, non pas aux choses en soi, mais à des réseaux ou à des champs de relations auxquels les choses participent et dont elles ne peuvent être séparées. ” Panikkar affirme qu’il y a, en outre, différents types de langages : “La parole d’un sage n’est pas la même chose que celle d’un érudit”. Ainsi, il y aurait, au moins, trois langages ou paroles, dont, bien entendu, le langage mystique. Le premier est le langage scientifique qui voudrait être univoque. En réalité, il ne s’agit pas d’une parole, c’est une écriture qu’il faut apprendre à déchiffrer. Les scientifiques ne prétendent pas être des sauveurs, même s’ils affirment que la lumière est blanche “oubliant d’autres longueurs d’onde”. Ce langage reste un intermédiaire. Panikkar mentionne aussi le langage philosophique. Pour lui, ce langage part aussi des postulats scientifiques réductionnistes, bien que cela ne fût pas ainsi au début. Les prismes de la philosophie peuvent aussi déformer la réalité. La philosophie a voulu être un langage salvateur mais, à cause des avatars de l’histoire, elle a succombé à la tentation de vouloir être un savoir spécialisé. Finalement, il y aurait le langage mystique qui ne se contente pas du rationnel, car il considère que la réalité va au-delà du rationnel. Nous retrouvons là, la critique au rationalisme occidental et l’invitation à l’écoute. Le langage mystique ressemble plutôt au langage poétique – dit Panikkar –, car ils sont, tous deux, symboliques, même si le langage mystique le dépasse, car il ne se contente pas de la réalité subjective. Il veut nous porter vers un niveau ultime de réalité. La catégorie principale de ce langage est la connaissance amoureuse et sa méthode – voilà que revient ! – l’intuition ; il a comme critère d’analyse la liberté et son instrument de travail est le symbole. Panikkar semble envisager, de la sorte, le monde de l’homme comme un univers renouvelé où l’amour sera le principe qui rassemblera, tout et tous, dans une seule et même famille ; l’amour n’est pas rationnel, mais il libère les personnes qui se laissent guider par lui. Amour et liberté sont inséparables. L’intuition renvoie, comme nous le voyons, également à l’amour, mais aussi à la foi, c’est-à-dire à un processus qui se réalise, non pas dans “la tête”, mais dans “le cœur”. Pour que cet amour advienne, il faut un changement d’attitude qui mènera vers une nouvelle conscience ou innocence. b. Un changement d’attitude La crise écologique ne trouvera pas une issue positive tant qu’il n’y aura pas un changement “conscient d’attitude à l’égard des conditions de vie dans l’écosphère [ce qui] présuppose que nous ayons élaboré une position philosophique pour pouvoir trancher les problèmes essentiels que pose toute prise de position”. Cette nouvelle attitude repose sur la conviction d’appartenir à un ensemble plus vaste qu’est la nature. Une simple réforme ponctuelle ne suffit plus, il s’agit d’ “une orientation substantielle de notre civilisation tout entière”. L’on retrouve ici l’esprit radical du mouvement dit d’ “écologie profonde” : une situation critique appelle aussi des réponses radicales. Il faut donc changer tant la manière de percevoir le monde que la manière de se percevoir dans le monde. Ainsi, Næss dira que : ” […] l’éthique de chacun en matière environnementale repose dans une large mesure sur la manière dont ils perçoivent la réalité”. Ceci passe, bien entendu, par les valeurs que l’on assigne à tout ce qui entoure l’être humain, ainsi que par la suppression d’une vision purement mathématique du cosmos. Næss considère également que la gravité de la crise environnementale actuelle implique de changer l’idéologie de la croissance, du progrès et du niveau de vie, ainsi que, les modes de production et de consommation, idées qui façonnent les habitudes de nos contemporains. La citation suivante montre clairement de quoi il est question : “Le style de vie personnel adopté en conformité avec la conscience écologique s’oppose de manière spectaculaire à la manière dominante de vivre dans nos sociétés industrielles”. Ce qui veut dire faire une place privilégiée à la qualité de vie et non pas au niveau de vie. Autrement dit, la prise de conscience dont il est question ” […] consiste à effectuer une transition vers une conduite plus égalitaire à l’égard de la vie et du développement de la vie sur Terre. Cette transition ouvre à l’Homo sapiens les portes d’une vie plus riche et plus satisfaisante […]”. Bref, c’est une conscience écologique qui ” […] marque le développement d’une forme de vie sur Terre capable de comprendre et d’apprécier ses relations avec toutes les autres formes de vie et la globalité de la Terre”. Le changement d’attitude implique, chez Panikkar, un processus qui prend comme point de départ l’individu lui-même. “La réforme doit commencer par soi-même” , reconnaît, d’emblée, notre auteur. Dans ce sens, le chemin emprunté par la science écologique est erroné, car il ne touche pas la cause principale, la racine du problème : l’être humain lui-même. Il est question d’une “mutation radicale” , d’une “transformation profonde” , d’une “métanoïa radicale” , comme condition sine qua non pour la survie de l’humanité. Seule une métanoïa radicale peut nous faire reprendre le bon chemin. Il faut un changement complet du cœur et de l’esprit, changement qui portera également sur la reconnaissance de la dignité du corps, sachant qu’ “Aucune tentative de restauration écologique du monde ne triomphera tant que nous n’arriverons pas à considérer la Terre comme notre corps et le corps comme notre soi-même”. La dignité humaine est liée également à la dignité divine, chose inacceptable pour Næss qui pense que la vie a une valeur en elle-même et non pas en fonction des autres. Ce qui fait problème est surtout la divinité, superflue, semble-t-il, dans la pensée de Næss. Panikkar, lui, dit que : ” […] le destin de la terre dépend de celui de l’homme, et le destin de l’homme de celui de Dieu ; c’est-à-dire que tous les trois sont impliqués dans une même aventure qu’est l’aventure de l’existence, l’aventure de la vie”. La principale difficulté surgit lorsque l’être humain se voit comme un individu et non pas comme une personne. Comme individu, il reste isolé, il n’a besoin ni des autres individus, ni du monde, ni de Dieu. Tout est déconnecté. Or, la réalité est harmonie, elle est une relation constitutive, tout est en relation : les uns avec les autres, avec le monde et avec Dieu. Le moment est venu, affirme Panikkar, de changer de cap, à vraie dire, la transfiguration a déjà commencé à avoir lieu vers un horizon ouvert, vers une vision unifiée de la réalité, même si cette “oikòs se trouve encore dominé par le logos humain”. L’être humain est donc personne et non pas individu. Comme personne, l’être humain est relation, le “je” n’apparaît que dans un “tu”, à travers le “nous”. Il faut, alors, un changement d’attitude et cela a des conséquences bien réelles. c. Les conséquences Le changement radical ou métanoïa dont il est question suppose, entre autres choses, une vie bonne et simple, ainsi qu’une meilleure qualité de vie, en opposition au niveau de vie tant désiré par les sociétés contemporaines. Dans tous les cas, il est évident que le tout tourne autour de la “Vie”. Il est question de bien vivre. Le style de vie promu par la technologie compromet la qualité de la vie – humaine et non-humaine – sur Terre. Le progrès, tant vanté, ne garantit qu’à court terme le bien-être, et cela à une petite partie du monde et sous la forme d’une abondance matérielle qu’A. Næss considère ” […] par elle-même destructrice” et qui pourrait ” […] précipiter la venue d’un Armageddon environnemental”. Quelles seraient donc les qualités de cette vie bonne ? Næss énonce une série de principes ou des normes fondamentales vers lesquels tous les efforts doivent être dirigés. Il n’est pas question de les énumérer tous ici, ce n’est pas le but de notre travail. Le lecteur intéressé peut se référer à l’ouvrage de référence. Pour notre propos, il est fort intéressant de constater que vie bonne et totalité vont main dans la main, elles sont étroitement liées. La vie bonne a quelque chose à voir avec la réalisation su Soi – avec un grand “S” – et du soi, avec une petit “s”. Il n’y a pas de vie bonne pour moi, s’il n’y a pas de vie bonne pour tous. Næss affirme : “La réalisation de Soi est comprise à la fois au plan personnel et au plan communautaire, mais elle est également liée à un certain type d’accomplissement de la réalité comme totalité”. Cela se comprend bien si l’on pense que pour cet auteur, la Vie est comprise comme une unité inséparable. Næss reconnaît s’inspirer de Spinoza : “Le mouvement d’écologie profonde s’inscrit dans la lignée de l’éthique spinoziste, en accomplissant un pas supplémentaire en ce qu’elle appelle de ses vœux le développement d’une identification profonde des individus avec toutes les formes de vie”. Cette vie bonne sera aussi une “vie simple”. L’écosophie est marquée par une certaine austérité, ce qui lui a valu, d’ailleurs, qu’on la considère comme radicalement opposée au développement technologique. Næss le sait et le répète maintes fois : ” […] l’objectif de la vie bonne en est venu à être considéré comme étant une menace ; […].” , ou encore, ” […] l’idéal d’une vie ‘simple’ est tenu pour un obstacle au ‘progrès’ “. En réalité, il n’en est pas ainsi, l’écosophie sait mesurer l’importance de l’opulence, la richesse, le luxe et l’abondance, en fonction, non pas du niveau de vie, mais de la qualité de vie, affirme son fondateur. La vie simple est, en elle-même, une critique du système économique qui ne fait qu’encourager à une consommation matérielle, oubliant d’autres aspects plus importants de la vie. De fait, la société de consommation a créé de “nouveaux besoins”, comme solution à la constante et nécessaire demande de croissance matérielle exponentielle. Panikkar reconnaît, comme Næss, que la Vie est la valeur suprême , mais cette vie n’est déconnectée ni du monde, ni de Dieu. La réalité est cosmothéandrique, c’est-à-dire le cosmos, l’homme et Dieu sont en relation constitutive et inséparable. Avec cette idée, Panikkar marque, sans doute, une autre distance par rapport au mouvement d’écologie profonde. Ajoutons, au passage, que Næss considère que la Bible et les religions ne transmettent pas un message clair en ce qui concerne la nature. Ce message est plutôt équivoque , la Bible ne communique pas de message “écosophique”, même la conception d’homme comme étant le gardien de la Création reste quelque peu ambigüe. Le développement proposé par la société contemporaine n’est qu’une nouvelle forme de colonialisme qui menace la vie elle-même. Revenons à Panikkar. La vie doit donc avoir un sens, puisqu’elle est la valeur suprême, “même si toutes les idoles faillent”. Comme pour Næss, la de vie dépend de la qualité et non pas de la quantité, même s’il en faut un minimum quantitatif pour vivre. Ceci a rapport avec la justice et le refus d’un certain discours qui renvoi le salut à un futur incertain. “La qualité de la vie dépend aussi de la qualité de la mort. Apprendre à bien vivre est inséparable d’apprendre à bien mourir” , assure Panikkar. La mort ne signifie pas toujours repos dans le Royaume, car elle a pu advenir comme le fruit de l’injustice. Et ce Royaume, insiste toujours Panikkar, citant les évangiles, ” […] est parmi vous. […]. Le Royaume de Dieu est dans la relation constitutive entre les hommes ; il est parmi les hommes ; au sein d’eux-mêmes et dans leurs relations ; dans la solidarité interne de toute la création […] “. Vie digne et mort digne sont aussi inséparables. La Vie a donc relation avec la totalité, elle traverse toute vie, elle a désormais une dimension cosmique ; mais elle est, aussi et avant tout, un présent obstiné et radical. C’est ici et maintenant que tout se joue et non pas dans un avenir inconnu. Pour Panikkar, ” […] la sécularité représente un novum relativo dans la vie de l’homme sur terre” , sécularité et non pas sécularisation ni sécularisme, c’est-à-dire le saeculum, le présent, le maintenant, comme dernière sphère de la réalité. Bref, la sécularité est le scénario où se joue le destin de tout ce qui existe, car la vie a un caractère divin : ” Les choses humaines sont divines, le ciel est sur la terre, la compassion et l’amour sont les vertus suprêmes, la quotidienneté est la perfection et le séculier est sacré”. Tout ce qui vient d’être énoncé renvoie, d’emblée, à une critique rigoureuse de la technologie, notamment de l’esprit technocrate de la civilisation contemporaine. d. La critique de la modernité Sur ce point, les deux auteurs sont entièrement d’accord, même si les façons d’aborder et de critiquer la Modernité sont quelque peu différentes. La critique touche, chez A. Næss, essentiellement, la question du développement technologique et les graves conséquences qu’il a entraînées pour une vie harmonieuse et équilibrée sur la planète. Chez R. Panikkar, cette critique semble être plus vaste ; elle a, comme point d’ancrage, le souci de la fragmentation de l’être humain, advenu avec l’esprit rationaliste et mathématicien de la Modernité. Cette fragmentation a charrié une série de problèmes dont la technologie en est un bon exemple. Næss aborde la question dans le chapitre quatre de son texte majeur, Ecologie, communauté et style de vie ; cependant, l’on peut trouver, dès le début même de cet ouvrage, des allusions claires à sa thèse : “Une culture globale, de type techno-industrielle, envahit actuellement le monde entier en tous ses milieux, en profanant les conditions de vie des générations futures”. La crise écologique n’est plus contrôlable, car le développement technologique et les intérêts économiques ne le sont plus, eux non plus. La vie bonne a été mesurée en fonction de la quantité de biens matériels accumulés et cette accumulation des biens matériels suppose une croissance exponentielle et davantage de technologie pour subsister. La vie moderne est devenue artificielle à cause de la “machinerie économique”. L’industrialisation qui s’en est suivie est l’outil d’une production standard et de masse. C’est, finalement, affirme l’auteur, la recherche d’ “un revenu toujours plus élevé” , qui remplace peu à peu les relations interpersonnelles. La critique de la technologie est en relation étroite avec le thème de la vie. En effet, le problème est simple : la technologie n’améliore pas toujours la manière de vivre, et, surtout, n’assure pas le bonheur. En outre, il semblerait que ce développement technologique contribue à la disparition des cultures. Næss exige que la technologie soit “testée culturellement” , car l’importation de technologies étrangères s’avère être une véritable invasion qui produit à son contact, de surcroît, une érosion culturelle. Næss ne croit pas que cette technologie soit capable d’apporter la solution à la crise écologique, car ses défenseurs ne tiennent pas compte de la prise de conscience individuelle, ni ne considèrent nécessaire une modification du système économique. Les technologues, dit le philosophe norvégien, se croient capables de réduire la pollution à des niveaux tolérables et d’empêcher l’épuisement des ressources. Le vrai problème est qu’ils se préoccupent plus des moyens que des fins. Un autre souci en rapport à la technologie, est celui de la production de masse, car elle est “violente, nuisible du point de vue écologique, abrutissante pour l’esprit humain et, en fin de compte, autodestructrice en raison de sa consommation de ressources non renouvelables”. Cette production en masse implique que certains veuillent la généraliser. A cette initiative Næss répond en invitant à adopter un niveau de vie tel que l’on puisse raisonnablement désirer que tous les êtres humains l’atteignent aussi s’ils le veulent. Cependant, le niveau de vie des pays industrialisés est insoutenable et irrationnel, donc non souhaitable pour les pays soi-disant non-développés. L’écosophie d’A. Næss propose plutôt de marcher ” […] sur Terre d’un pas léger” , c’est-à-dire rechercher un équilibre entre vrais besoins et réelles capacités de la planète. Panikkar, lui, a comme point de départ la fragmentation de l’être humain, survenue avec la Modernité ; c’est une crise qui entraîne la possibilité d’une mutation, d’une destruction, assure-t-il. Il s’agit d’une fragmentation de la connaissance, c’est-à-dire que l’homme moderne a cru que la réalité pouvait être fractionnée en petites particules. La conséquence la plus importante est la fragmentation de l’homme lui-même. Il est question donc d’une crise anthropologique. Ce fractionnement est ancré dans une vision mathématicienne de la science, alors qu’elle était, au départ, la capacité de l’être humain d’entrer en communion avec la réalité tout entière. Avec la “nouvelle science” de G. Galilée qui ne cherchait qu’à mesurer et prévoir, et le désir de dominer la réalité de F. Bacon, “le ciel où doit aller le chrétien n’a plus de relation avec le ciel du scientifique, ce ciel devient une idéologie dans la tête des théologiens et une idée abstraite dans les calculs des scientifiques”. Le ciel de la science n’a plus rien à voir avec la vie des hommes. Finalement, la science devient un pur calcul, la science moderne croit que la dimension quantitative de la réalité est la dimension définitive de la réalité et cela ne touche pas le cœur des hommes. Ce changement de perspective introduit une accélération, une rupture des rythmes naturels. Nous sommes ici au cœur de la proposition de Panikkar : c’est la notion même du temps qui a été bouleversée. Panikkar parle d’une civilisation technocratique et d’un technocentrisme, soutenus par une vision mécaniciste et quantitative de la réalité, dont la technologie en est l’exemple le plus évident. L’homme moderne, dominé par la technologie, se trouve, tout de même, dans une situation paradoxale qui frôle les limites du réel. “L’homme actuel, affirme Panikkar, a le pouvoir d’éliminer de la terre toute trace de vie, humaine et animale. […]. Il n’est plus question d’une nation ou d’un empire, mais du destin de la planète tout entière. Voilà la difficile situation provoquée par la technologie […]”. Le problème n’est pas simple, la crise écologique plonge ses racines dans la technologie, le système économique et la politique, qui dominent la société contemporaine. De cela Panikkar a une conscience claire : “L’empire économique, tout comme la question écologique, est transnational. […]. Nous ne sommes pas suffisamment informés, mais nous nous rendons bien compte que [les multinationales] représentent des forces super-étatiques “. Et tout cela, opéré dans un empire technocratique qui ne connaît plus de frontières et qui impose sa propre dynamique. L’homme est sous la domination de la technologie, pour sortir de cette crise, il doit pouvoir s’en émanciper. Il est clair que la question de la technologie occupe une place importante dans la vision de notre auteur espagnol, comme chez le philosophe norvégien A. Næss. Cependant, la perspective de Panikkar est beaucoup plus vaste, elle s’insère dans une optique globale qui touche tout l’être humain et la société contemporaine, la technologie n’est qu’un aspect d’un grand ensemble. Ce qui est certain, c’est que chez ces auteurs il y a un vrai souci d’intégration et d’unité. La science moderne et la technologie ont brisé cette unité. De quoi s’agit-il ? e. L’unité dans la diversité Næss emploie la métaphore du réseau pour expliquer son idée. La réalité est comme un filet, nous n’avons pas accès à la chose en soi, mais ” […] à des réseaux ou à des champs de relations auxquels les choses participent et dont elles ne peuvent être séparées”. De fait, penser les choses isolées de tout ce qui les entoure est une tentative vouée à l’échec et une formulation erronée du problème, car “la vie est fondamentalement une”. Ainsi, il faut renoncer à se référer à des points fixes et solides, pour privilégier des relations persistantes et relativement directes d’interdépendance. Il en va de même de la nature, les descriptions dites “objectives” de la nature ne sont en réalité que des descriptions ponctuelles de certains aspects de la nature. La preuve c’est que l’extinction d’une seule espèce entraîne celle de beaucoup d’autres. Dans la nature, tout est en relation d’interdépendance, toutes les espèces sont “microcosmes” d’une plus vaste réalité (“macrocosme”). Il s’agit, finalement, de privilégier une pensée relationnelle dans laquelle la diversité, chaque particule, s’intègre dans une totalité : “tout est interconnecté” , dit Næss, de manière qu’il n’y a pas de réalisation de Soi, sans la réalisation du soi. “La tâche qui incombe est dorénavant de réaliser une forme d’être-ensemble (togetherness) avec la nature, qui nous soit au plus haut point avantageuse. Cette formulation est recevable si par ‘avantage’ on entend ‘celui du grand Soi’ et non pas seulement celui de l’ego individuel ou celui des sociétés humaines”. La chose ne peut pas être plus claire : dans la réalité, il n’y a pas de “monades” indépendantes, tout est en relation ; de la sorte, la croissance du soi doit, forcément, impliquer la croissance du Soi, et vice-versa ; s’il n’en est pas ainsi, c’est que quelque chose ne fonctionne pas correctement. Comme nous l’avons déjà dit ailleurs , J. L. Meza affirme que la pensée de Panikkar a trois axes fondamentaux, à savoir, l’interdépendance, le pluralisme et l’interculturalité. L’interdépendance propose que la réalité est pure relation, c’est-à-dire qu’elle est relativité radicale. Les choses existent en tant qu’elles sont en relation les unes avec les autres. Pour s’expliquer, Panikkar cite, tout comme A. Næss, la métaphore d’un filet qui est composé de plusieurs fils en relation les uns avec les autres. Le filet ne serait pas tel sans les fils qui le composent et qui se retrouvent dans les nœuds. Panikkar propose la relativité radicale à la place de la conception substantiviste d’Aristote. La réflexion de Panikkar reste toujours ancrée sur une préoccupation concernant l’état actuel de notre société. “Nous avons vécu, pendant très longtemps, dans l’illusion, croyant qu’avec un effort constant et une bonne volonté, nous pourrions arriver à résoudre les problèmes du monde. Une attitude morale est nécessaire, le moralisme n’est plus suffisant. L’enfer est pavé de bonnes intentions, dit le proverbe. Il faut reconnaître que cette attitude était illusoire. Nous constatons non seulement que les ressources sont limitées, mais aussi que les pays pauvres deviennent de plus en plus pauvres. Le mal est plus profond”. Le pluralisme est une évidence et une nécessité, c’est une urgence dans le monde contemporain car, dit-il, d’un côté l’Occident a commencé à perdre sa crédibilité d’antan et, d’autre part, la globalisation a généré une rencontre inévitable entre les deux continents. Le monde n’est plus un, mais pluriel. C’est pour cette raison que l’interculturalité apparaît aussi comme la réponse à ce monde pluriel. Une seule culture ne peut pas offrir la réponse aux complexités de notre société actuelle. Il faut reconnaître le monde d’autrui comme légitime. Il faut, urgemment, une ouverture interculturelle. La pensée et la philosophie orientale aident, sans aucun doute, Panikkar à façonner sa proposition théologique, notamment l’école Advaita Vedanta. De quoi s’agit-il ? Vedanta signifie “fin” ou “terme du Veda” et désigne, soit la littérature upanishadique qui clôt le Veda, soit le système ou l’Ecole (darshana) qui est basé sur les conclusions tirées des upanisads . Les Vedas, eux, désignent un ensemble de textes religieux rédigés en sanskrit et dont la composition s’échelonne du XVIIIe au VIIe s. avant J.-C. Le mot “veda” signifie “savoir” et s’applique au savoir liturgique et théologique. Notons que la doctrine Advaita est la philosophie indienne la plus répandue du Vedanta et se caractérise par l’affirmation du non-dualisme. Pour les membres de cette école, Brahman (l’Absolu) et l’atman (le Soi) ne sont pas deux réalités distinctes. Acquérir un état de conscience veut dire distinguer la différence entre l’un et l’autre et cela porte vers la Vérité. Cette doctrine aura différentes “colorations” en fonction de leurs représentants. Ainsi, pour Shankara, auteur qui a sans doute influencé de manière significative la pensée de Panikkar, le Brahman est à la fois l’Absolu, l’Etre, la Conscience et la Béatitude ; il est éternel, pure lumière et ne se différencie pas de l’atman ou Soi spirituel de l’homme. Le monde extérieur n’est que Mâyâ, c’est-à-dire apparence de la réalité, pure illusion. Pour la doctrine Advaita , l’Absolu ne peut être personnel, ni objet d’une adoration. De cet auteur Panikkar prendra l’idée de l’Absolu impersonnel. Ramajuna est un autre représentant important, même s’il n’est pas aussi radical par rapport à la non-dualité, car, pour lui, le Brahman est, certes, l’Absolu, mais il demeure une Personne dont la forme suprême est inaccessible et se manifeste dans notre monde dans des réalités auxquelles elle donne un support. Ainsi, la création n’est pas une fausse apparence de la réalité mais réalité relative. Pour Ramajuna, l’âme, le monde et la Personne Suprême constituent trois entités réelles, bien que de valeur différente. En revanche, le Soi est une partie du Tout qui ne peut pas se saisir indépendamment du Tout, et pourtant il faut les distinguer comme on distingue la partie et le Tout. L’influence de cet auteur sera évidente dans la notion de cosmothéandrisme, où le Tout et les parties jouent un rôle très important pour Panikkar, ainsi que la division âme, monde et Dieu (ou Personne Suprême). Ajoutons ce que M. Fédou explique concernant la tradition Vedanta. En effet, c’est Isvara qui révèle Brahman, celui-ci étant Absolu et inconnaissable. Isvara est son aspect personnel, il opère la création du monde et le conduit à la connaissance de Brahman. Il est le Dieu qui descend et se manifeste sous la forme des avataras (incarnations) ; il est en même temps identique et différent de Brahman. Le parallélisme avec l’incarnation du Christ est évident. La relativité – non pas le relativisme – est donc la base de l’intuition du théologien espagnol. “La réalité est constituée de trois dimensions, liées les unes aux les autres, comme une périchorèse trinitaire, de manière que, non seulement l’une n’existe pas sans l’autre, mais, en outre, elles sont imbriquées inter-in-dépendamment” , affirme-t-il. S’il y a un lien étroit qui unit l’homme à tout ce qui l’entoure, il serait donc inacceptable qu’il se désintéresse de la réalité matérielle. Il doit, d’une manière ou d’une autre, s’engager dans et pour le monde. f. L’engagement politique C’est l’ “écopolitique” dont parle A. Næss dans le chapitre 6 de son ouvrage et la “métapolitique” chez Panikkar. “Toutes nos actions et toutes nos pensées, même les plus privées, ont une importance politique” , dit A. Næss, car l’écopolitique concerne tous les aspects de la vie. Cet auteur souhaite que tous les partisans du mouvement écosophique s’engagent politiquement. C’est la seule manière d’arriver à changer le monde. Cet engagement politique implique de se battre pour, entre autres, faire une place aux communautés locales , décentraliser , prêter attention à la diversité culturelle et prôner le désarmement . D’après le philosophe norvégien, il faut, comme nous l’avons déjà noté, renoncer à l’idée d’une croissance économique, car elle risque de conduire au désastre planétaire. R. Panikkar propose de faire un pas de plus vers ce qu’il appelle la “métapolitique”, c’est-à-dire ” […] le fondement anthropologique du politique”. Malheureusement, la politique a été absorbée par les Etats, uniformisée partout dans le monde : une seule technocratie, une seule administration publique aux processus similaires, fonctionnant au détriment de la participation des citoyens et de la diversité culturelle. Il faut respecter la diversité culturelle, certes, mais l’Etat, dans la vision du monde actuel, ne peut pas être pluriculturel, il doit s’appuyer sur une seule structure, s’il veut garder le contrôle. En outre, la séparation Eglise-Etat, affirme Panikkar, a fait que les églises soient exclues du discours et de la praxis politique, faisant qu’elles ne s’emploient qu’à préparer le chemin vers “la cité de Dieu”. Il est évident que, pour notre auteur, le système ne fonctionne plus et la seule alternative exige de ” […] reconnaître le droit d’exister d’autrui – ces autres que le Système a tendance à ignorer. […]. Nous avons besoin les uns des autres, non pas comme les états souverains […], mais parce que nous sommes tous solidaires. Esse est coesse, ‘Etre est être ensemble’ “. 3. Conclusion Après avoir fait ce parcours, il est plus qu’évident que la pensée d’A. Næss et de R. Panikkar est très proche. Les points en commun sont nombreux, bien que le contenu puisse varier un peu, en fonction des intuitions personnelles. La proposition d’A. Næss paraît se trouver à la base de celle de R. Panikkar qui, ensuite, suit son propre chemin, dans la direction Trinitaire que nous avons mentionnée. Dans cet essai nous avons abordé un certain nombre de thèmes qui nous ont paru se trouver aussi bien chez A. Næss que chez R. Panikkar. Il pourrait s’agir, sans doute, d’un fond commun à l’écosophie, qu’elle soit philosophique, théologique ou autre. L’écosophie, chez notre théologien espagnol, doit être lue à la lumière de son intuition cosmothéandrique. Elle est la base de toute sa pensée. Panikkar est convaincu que la théologie doit faire des progrès et repenser un certain nombre de ses notions. Il se sert de la notion de “croissance” pour expliquer ses propos. En effet, la religion, tout comme la philosophie et la théologie, ne sont pas simplement des objets d’intérêt archéologique ; ces disciplines sont principalement tournées vers le futur, c’est-à-dire tournées vers l’espoir. Comme dans la vie d’une personne, l’absence de croissance dans la vie d’une religion, d’une spiritualité ou de la théologie signifie le déclin, la stagnation et la mort. Le dogme doit se déployer aussi bien que la conscience religieuse. La réalité dans son ensemble doit grandir : l’Homme, le Cosmos et Dieu, à la lumière d’une vision plus relationnelle de la réalité. La plus importante nouveauté du théologien espagnol, par rapport à la proposition du philosophe norvégien, est, sans doute, d’avoir pris en compte la divinité dans ce que tous deux appellent la réalité. Panikkar a réussi à articuler Dieu-Homme-Monde dans sa “Trinité Radicale”, alors qu’A. Næss semble garder seulement les deux derniers éléments. Il nous semble important que la Trinité comme étant relations constitutives soit, de plus en plus, prise en compte en théologie. Il est urgent de repenser l’ensemble de lieux théologiques à la lumière du Dieu Trine. C’est, sans doute, un important chantier à développer. La question écologique a été abordée, en théologie, par le biais de la théologie de la création ; on pourrait se demander : ne faut-il pas compléter l’écologie avec une écosophie et faire en sorte que toutes deux cheminent ensemble ? Ne doit-on pas faire accompagner, voire précéder, la théologie de la création, d’une théologie trinitaire renouvelée ? Ne faudrait-il pas affirmer avec J. Moingt : “Il est donc urgent de repenser la création dans une perspective trinitaire, pour qu’elle remplisse à nouveau le rôle de chemin de l’homme vers Dieu que lui assigne la révélation, et de renouer à cet effet le lien entre l’acte créateur et les relations d’origine qui structurent l’existence trinitaire de Dieu” ?